CHAPITRE 5

 

 

Minuit sonnait quand j’arrivai au Manoir Talbot. C’était comme si je n’avais jamais vu cet endroit. J’avais le temps maintenant de parcourir le labyrinthe dans la neige, d’examiner les buissons soigneusement taillés et d’imaginer ce que serait le jardin au printemps. Un endroit magnifique.

Et puis il y avait les petites pièces sombres, bâties pour supporter la froideur des hivers anglais, avec leurs fenêtres à petits carreaux dont beaucoup étaient maintenant éclairées, et bien attirantes par cette nuit de neige.

De toute évidence, David avait terminé son dîner et les domestiques – un vieil homme et une femme – étaient encore au travail dans la cuisine en sous-sol tandis que leur seigneur et maître se changeait dans sa chambre au premier étage.

Je le regardai passer par-dessus son pyjama une longue robe de chambre noire avec des revers de velours noir et une ceinture qui lui donnait un air très ecclésiastique encore que le tissu en fût bien trop chatoyant pour une soutane, surtout avec le foulard de soie blanche noué autour du cou.

Puis il descendit l’escalier.

J’entrai par ma porte favorite au bout du passage et je surgis derrière lui dans la bibliothèque au moment où il se penchait pour attiser le feu.

« Ah ! vous êtes quand même revenu, dit-il, en essayant de dissimuler son ravissement. Bonté divine, mais vous allez et venez si discrètement !

— Oui, c’est agaçant, n’est-ce pas ? » Je regardai la Bible sur la table, l’exemplaire de Faust et la petite nouvelle de Lovecraft, toujours agrafée, mais dont on avait défroissé les pages. Il y avait aussi le carafon de whisky de David et un joli verre en cristal au cul épais.

Je regardai la nouvelle, qui évoquait pour moi le souvenir du jeune homme anxieux sur la plage. Il avait une façon si bizarre de se déplacer. Un vague frémissement me traversa à l’idée qu’il m’avait repéré dans trois endroits radicalement différents. Sans doute ne le reverrais-je jamais. D’un autre côté… mais il serait temps plus tard de m’intéresser à ce maudit mortel. C’était David maintenant qui occupait mes pensées et j’avais délicieusement conscience que nous avions toute la nuit pour nous parler.

« Où donc avez-vous trouvé ces belles toilettes ? » me demanda David. Son regard passa lentement sur moi, en s’attardant, et il ne parut pas remarquer l’attention que je portais à ses lectures.

« Oh ! dans une petite boutique quelque part en ville. Je ne vole jamais les vêtements de mes victimes, si c’est à cela que vous pensez. Et d’ailleurs, j’ai un penchant trop vif pour la racaille et ces gens-là ne s’habillent pas assez bien. »

Je m’installai dans le fauteuil en face du sien, qui maintenant était devenu le mien, me dis-je. Un cuir épais et souple, des ressorts qui grinçaient, mais un siège très confortable, avec un grand dossier à oreillette et de larges bras confortables. Son fauteuil à lui était différent, mais il était tout aussi bien, juste un peu plus usé et plissé.

Debout devant les flammes, David continuait à m’examiner. Puis il s’assit à son tour. Il ôta le bouchon du carafon de cristal, emplit son verre et le leva avec un petit salut.

Il avala une grande gorgée et tressaillit un peu au moment où le liquide de toute évidence venait lui réchauffer la gorge.

Soudain, et avec vivacité, je me rappelai cette sensation particulière. Je me souvenais d’être dans le grenier de la grange dans mon domaine de France à boire du cognac exactement de cette façon, faisant même cette grimace tandis que mon tendre ami mortel Nicki m’arrachait avidement la bouteille des mains.

« Je vois que vous êtes redevenu vous-même », fit David avec une chaleur soudaine, baissant un peu la voix en me dévisageant. Il se carra dans son fauteuil, le verre reposant sur le capitonnage du bras droit. Il avait l’air très digne, mais bien plus à l’aise que je ne l’avais jamais vu. Sa chevelure était drue et ondulée, et avait pris une magnifique nuance de gris foncé.

« J’ai l’air d’être moi-même ? demandai-je.

— Vous avez ce regard malicieux dans l’œil, répondit-il à voix basse, tout en me dévisageant attentivement. Vous avez un petit sourire aux lèvres. Mais il ne disparaît pas plus d’une seconde quand vous parlez. Et la peau… Cela constitue une différence remarquable. J’espère bien que ça ne vous fait pas mal. Non, n’est-ce pas ? »

D’un petit geste je chassai ses inquiétudes. J’entendais battre son cœur. Un battement imperceptiblement plus faible qu’à Amsterdam. Et, de temps en temps, un peu irrégulier.

« Combien de temps votre peau va-t-elle rester sombre ainsi ? interrogea-t-il.

— Des années, peut-être, c’est ce que m’a dit, me semble-t-il, un des anciens. Est-ce que je n’ai pas parlé de ça dans La Reine des Damnés ? » Je pensais à Marius et à sa façon de se mettre en colère contre moi. Comme il désapprouverait ce que j’avais fait.

« C’était Maharet, votre vieille amie aux cheveux roux, dit David. Dans votre livre, elle prétendait avoir fait cela simplement pour s’assombrir la peau.

— Quel courage, murmurai-je. Et vous ne croyez pas à son existence, n’est-ce pas ? Bien que je sois en ce moment assis auprès de vous.

— Oh ! si, je crois en elle. Bien sûr que oui ! Je crois à tout ce que vous avez écrit. Mais je vous connais ! Racontez-moi… Que s’est-il vraiment passé dans le désert ? Avez-vous vraiment cru que vous alliez mourir ?

— Ah ! David, soupirai-je, je m’attendais à vous entendre poser cette question. Eh bien, je ne peux pas prétendre que je l’aie vraiment cru. Je jouais sans doute à mes jeux habituels. Je jure devant Dieu que je ne raconte pas de mensonges à autrui. Mais je me mens à moi-même. Je ne pense pas que je puisse mourir maintenant, du moins pas par des moyens que je pourrais moi-même concevoir. »

Il poussa un long soupir.

« Alors, David, pourquoi vous, vous n’avez pas peur de mourir ? Je n’ai pas l’intention de vous tourmenter avec cette proposition que je ne cesse de vous faire. Je n’arrive sincèrement pas à comprendre. Vraiment, sincèrement, vous n’avez pas peur de mourir, et c’est une chose que je ne comprends tout simplement pas. Parce que, bien sûr, vous pouvez fort bien mourir. »

Avait-il des doutes ? Il ne répondit pas tout de suite. Pourtant, il semblait fortement excité, je m’en rendais compte. Je croyais presque entendre le fonctionnement de son cerveau mais, bien sûr, je n’arrivais pas à entendre ses pensées.

« Pourquoi Faust, David ? Suis-je Méphistophélès ? demandai-je. Êtes-vous Faust ? »

Il secoua la tête. « Je suis peut-être Faust, finit-il par dire, après avoir bu une nouvelle gorgée de whisky, mais vous n’êtes pas le diable, c’est parfaitement clair. » Il poussa un soupir.

« J’ai quand même gâché les choses pour vous, n’est-ce pas ? Je le savais à Amsterdam. Vous ne restez pas à la maison-mère à moins d’y être obligé. Je ne vous rends pas fou, mais j’ai sur vous une très mauvaise influence, n’est-ce pas ? »

Cette fois encore, il ne répondit pas tout de suite. Il me regardait avec ses gros yeux un peu exorbités et de toute évidence considérait la question sous tous les angles. Les plis profonds de son visage – les rides de son front, les marques au coin de ses yeux et à la commissure des lèvres – renforçaient son expression cordiale et ouverte. Il n’y avait rien d’amer chez lui, et l’on sentait le malheur sous la surface, lié aux profondes réflexions de toute une longue vie.

« Ce serait arrivé de toute façon, Lestat, finit-il par dire. Il y a des raisons qui font que je ne suis plus si bon comme Supérieur Général. Ce serait arrivé de toute façon, j’en suis pratiquement certain.

— Expliquez-moi cela. Je croyais que vous étiez dans la matrice même de l’ordre, que c’était votre vie. »

Il secoua la tête. « J’ai toujours été un candidat bien peu fait pour le Talamasca. Je vous ai raconté comment j’avais passé ma jeunesse en Inde. J’aurais pu passer ma vie de cette façon. Je ne suis pas un érudit au sens conventionnel du terme, je ne l’ai jamais été. Néanmoins je suis bien comme Faust dans la pièce. Je suis vieux et je n’ai pas déchiffré les secrets de l’univers. Pas le moins du monde. Je croyais l’avoir fait quand j’étais jeune. La première fois que j’ai eu… une vision. La première fois que j’ai reconnu une sorcière, la première fois que j’ai perçu la voix d’un esprit, la première fois que j’en ai évoqué un et que je l’ai contraint à m’obéir. Je croyais y être parvenu ! Mais tout cela n’était rien. Ce sont des créatures terre à terre, des mystères terre à terre. Ou des énigmes du moins que je ne résoudrai jamais. »

Il marqua un temps, comme s’il voulait ajouter autre chose, quelque chose de particulier. Mais il se contenta de lever son verre et de boire d’un air presque absent, et cette fois sans grimace, car c’était de toute évidence son premier verre de la soirée. Il le regarda et le remplit au carafon. J’étais furieux de ne pas pouvoir lire ses pensées, de ne pas percevoir la plus fugitive des émanations derrière ses propos.

« Vous savez pourquoi je suis devenu un membre du Talamasca ? demanda-t-il. Ça n’était pas du tout une question d’érudition. Je n’avais jamais rêvé d’être confiné dans la maison-mère, à nager au milieu des papiers, à informatiser des dossiers et à envoyer des fax à travers le monde. Rien de tout cela. Ça a commencé par une autre expédition de chasse, une nouvelle frontière en quelque sorte, un voyage dans le lointain Brésil. C’est là où, pourrait-on dire, j’ai découvert l’occulte, dans les petites rues tortueuses du vieux Rio et ça m’a paru tout aussi excitant et dangereux que l’avaient jamais été mes chasses au tigre d’autrefois. C’est cela qui m’attirait : le danger. Et comment j’ai pu m’en éloigner à ce point, je n’en sais rien. »

Je ne répondis pas mais une pensée m’apparut clairement : de toute évidence c’était dangereux pour lui de me connaître. Il devait bien aimer le danger. Je m’étais imaginé qu’il avait à ce propos une naïveté d’érudit, mais voilà maintenant que ce ne semblait pas être le cas.

« Oui, reprit-il aussitôt, souriant en ouvrant de grands yeux. Précisément. Même si je ne crois sincèrement pas que vous me feriez jamais du mal.

— Ne vous faites pas d’illusion, dis-je soudain. C’est pourtant le cas, vous savez. Vous commettez le vieux péché. Vous croyez à ce que vous voyez. Je ne suis pas ce que vous voyez.

— Comment cela ?

— Allons donc. J’ai l’air d’un ange, mais je n’en suis pas un. Les lois éternelles de la nature s’appliquent à bien des créatures comme moi. Nous sommes magnifiques comme le serpent aux écailles en losanges ou le tigre à rayures, et pourtant nous sommes des tueurs impitoyables. Vous laissez bel et bien vos yeux vous duper. Mais je n’ai pas envie de me quereller avec vous. Racontez-moi cette histoire. Qu’est-il arrivé à Rio ? J’ai hâte de savoir. »

Une certaine tristesse s’empara de moi tandis que je prononçais ces paroles. J’aurais voulu dire : si je ne peux pas vous avoir comme compagnon vampire, alors laissez-moi vous connaître comme mortel. Cela m’emplissait d’une excitation douce et palpable, que nous fussions assis là ainsi tous les deux.

« Très bien, dit-il, vous vous êtes expliqué, je le reconnais. Je me suis approché de vous voilà des années dans la salle où vous chantiez, quand je vous ai vu la toute première fois où vous êtes venu me trouver – cela avait en effet le sombre attrait du danger. Et aussi que vous me tentiez avec votre offre – cela aussi, c’est dangereux, car, nous le savons tous les deux, je ne suis qu’un être humain. »

Je me rencognai dans mon fauteuil, un peu plus heureux, levant la jambe pour enfoncer mon talon dans le siège de cuir du vieux fauteuil. « J’aime que les gens aient un peu peur de moi, fis-je en haussant les épaules. Mais qu’est-il arrivé à Rio ?

— Je me suis trouvé confronté à la religion des esprits, dit-il. Le candomblé. Vous connaissez le mot ? »

De nouveau je haussai les épaules. « Je l’ai entendu une ou deux fois, dis-je. J’irai là-bas un jour, peut-être bientôt. » Je pensai soudain aux grandes villes d’Amérique du Sud, à ces forêts tropicales et à l’Amazone. Oui, j’avais le désir de connaître pareille aventure et le désespoir qui m’avait entraîné au fond du désert de Gobi semblait bien loin. J’étais content d’être encore en vie et sans rien dire je refusais d’en avoir honte.

« Oh ! si je pouvais revoir Rio, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour moi. Bien sûr, la ville n’est plus ce qu’elle était en ce temps-là. Aujourd’hui c’est un monde de gratte-ciel et de grands hôtels de luxe. Mais j’adorerais revoir cette côte incurvée, revoir le Pain de Sucre et la statue du Christ au sommet du Corcovado. Je ne crois pas qu’il y ait un paysage plus étonnant sur terre. Pourquoi ai-je laissé passer tant d’années sans retourner à Rio ?

— Qu’est-ce qui vous empêche d’y aller quand vous en avez envie ? » demandai-je. J’éprouvai soudain pour lui un vif sentiment de protection. « Ce n’est sûrement pas cette bande de moines à Londres qui peuvent vous empêcher de partir. D’ailleurs, c’est vous le patron. »

Il eut un rire de vrai gentleman. « Non, ils ne m’en empêcheraient pas, dit-il. La question est de savoir si j’ai ou non l’énergie, aussi bien mentale que physique. Mais la question n’est point là, je voulais vous raconter ce qui s’est passé. Peut-être au contraire la question est-elle là, je n’en sais rien.

— Vous avez les moyens d’aller au Brésil si l’envie vous en prend ?

— Oh, oui, ça n’a jamais été un problème. Mon père était un homme habile quand il s’agissait d’argent. Si bien que je n’ai jamais eu à penser beaucoup à ces choses-là.

— Je vous procurerais l’argent si vous ne l’aviez pas. »

Il me gratifia d’un de ses sourires les plus chaleureux, les plus tolérants. « Je suis vieux, dit-il, je suis quelqu’un de seul et d’un peu fou comme doit l’être n’importe quel homme qui a un peu de sagesse. Mais, Dieu merci, je ne suis pas pauvre.

— Alors que vous est-il arrivé au Brésil ? Comment cela a-t-il commencé ? »

Sur le point de parler, il se ravisa :

« Vous avez vraiment l’intention de rester ici ? Pour écouter ce que j’ai à dire ?

— Oui, dis-je aussitôt. Je vous en prie. » Je me rendais compte que je ne souhaitais rien plus vivement au monde. Je n’avais dans mon cœur aucun projet ni ambition, je ne pensais à rien d’autre qu’à être ici avec lui. La simplicité de la situation m’abasourdit quelque peu.

Il semblait pourtant répugner à se confier à moi. Puis un subtil changement s’opéra en lui, une sorte de détente, un peu comme s’il cédait.

Enfin il commença.

« C’était après la Seconde Guerre mondiale, dit-il. L’Inde de mon enfance avait disparu, bel et bien disparu. D’ailleurs j’avais faim d’endroits nouveaux. Je montai avec mes amis une expédition pour aller chasser dans les jungles d’Amazonie. J’étais obsédé à l’idée de visiter cette région. Nous partions à la poursuite du grand jaguar d’Amérique du Sud… » Il désigna la peau tachetée d’un félin que je n’avais pas remarqué auparavant, montée sur un socle dans un coin de la pièce. « Comme j’avais envie de traquer cette bête.

— Il semble que vous y soyez parvenu.

— Pas tout de suite, fit-il avec un petit rire ironique. Nous décidâmes de faire précéder notre expédition de somptueuses vacances à Rio, deux semaines pour parcourir Copacabana et tous les vieux sites coloniaux, les monastères, les églises et tout cela. Et, comprenez-moi bien, le centre de la ville à cette époque était différent, c’était une garenne de petites ruelles, et quelles merveilles d’architecture ancienne ! J’avais tellement envie de visiter cela, ne serait-ce que pour ce qu’on trouve là-bas de si différent ! C’est ce qui nous envoie nous autres Anglais sous les Tropiques. Nous avons besoin de fuir toutes ces convenances, ces traditions – pour nous plonger dans une culture apparemment sauvage que nous ne pouvons jamais dompter ni vraiment comprendre. »

À mesure qu’il parlait, toute son attitude changeait ; il devenait encore plus vigoureux, plus rayonnant d’énergie, ses yeux brillaient et les mots coulaient plus vite avec cet accent britannique un peu cassant que j’aimais tant.

« Eh bien, évidemment, la ville a dépassé toutes mes espérances. Elle n’avait pourtant rien d’aussi fascinant que ses habitants. Les gens au Brésil sont comme je n’en ai vu nulle part ailleurs. D’abord, ils sont d’une exceptionnelle beauté et bien que tout le monde soit d’accord là-dessus, personne ne sait pourquoi. Non, je suis très sérieux, reprit-il en me voyant sourire. Peut-être est-ce le mélange de sang portugais et africain avec un peu de sang indien. Franchement, je ne saurais le dire. Mais le fait est qu’ils sont extraordinairement séduisants et qu’ils ont des voix extrêmement sensuelles. On pourrait tomber amoureux de leurs voix, on pourrait finir par embrasser leurs voix ; et la musique, la bossa nova, c’est vraiment leur langue.

— Vous auriez dû rester là-bas.

— Oh, non ! dit-il en prenant de nouveau une gorgée de whisky. Bon, continuons. Dès la première semaine je me suis pris de passion, dirons-nous, pour ce garçon, Carlos. J’étais absolument transporté ; tout ce que nous faisions c’était boire et nous aimer pendant des jours et des nuits sans fin dans ma suite du Palace Hôtel. C’était tout à fait obscène.

— Vos amis ont attendu ?

— Non, ils m’ont imposé leur volonté. Venez avec nous maintenant ou nous vous laissons là. Mais ils ne voyaient aucun inconvénient à ce que Carlos nous accompagnât. » Il eut un petit geste de la main droite. « Ah ! c’était naturellement tous des gentlemen raffinés.

— Bien sûr.

— La décision d’emmener Carlos s’est pourtant révélée être une épouvantable erreur. Sa mère était une prêtresse candomblé, bien que je n’en eusse pas la moindre idée. Elle ne voulait pas voir son fils partir pour les jungles d’Amazonie. Elle voulait l’envoyer à l’école. Elle a donc lâché les esprits sur moi. »

Il s’arrêta en me regardant, cherchant peut-être à jauger ma réaction.

« Ça a dû être follement drôle, dis-je.

— Ils me bourraient de coups dans l’obscurité. Ils soulevaient le lit et me flanquaient par terre ! Ils tournaient les robinets de la douche si bien que je me retrouvais presque ébouillanté. Ils emplissaient mes tasses à thé d’urine. Au bout de sept jours de ce régime, j’ai cru que j’allais devenir fou. J’étais passé de l’agacement et de l’incrédulité à la pure terreur. Des assiettes s’envolaient de la table sous mon nez. Des cloches sonnaient à mes oreilles. Des bouteilles tombaient des étagères pour se fracasser sur le sol. Partout où j’allais, je voyais des individus au visage sombre qui m’observaient.

— Vous saviez que c’était cette femme ?

— Pas au début. Mais Carlos a fini par craquer et par tout m’avouer. Sa mère n’avait pas l’intention de lever la malédiction si je ne partais pas. Eh bien, je suis parti le soir même !

« Je suis rentré à Londres, épuisé et à demi fou. Et cela n’a servi à rien. Ils m’ont suivi. Les mêmes phénomènes ont commencé à se produire ici même au Manoir Talbot. Des portes claquaient, des meubles se déplaçaient, des sonnettes retentissaient à tout moment dans les chambres des domestiques au sous-sol. Tout le monde perdait la tête. Et ma mère – ma mère avait toujours été plus ou moins férue de spiritisme, traversant tout Londres pour courir chez un médium ou chez un autre. Elle a fait intervenir le Talamasca. Je leur ai raconté toute l’histoire et ils ont commencé à m’expliquer ce qu’était le candomblé et le spiritisme.

— Ils ont exorcisé les démons ?

— Non. Mais après une semaine environ d’études intenses dans la bibliothèque de la maison-mère et de longues entrevues avec les rares membres de la communauté qui s’étaient rendus à Rio, je suis parvenu moi-même à maîtriser les démons. Tout le monde était assez surpris. Et puis, quand j’ai décidé de retourner au Brésil, ils étaient stupéfaits. Ils m’ont averti que cette prêtresse était assez puissante pour me tuer.

« Justement, leur dis-je. Je veux avoir moi-même ce genre de pouvoir. Je m’en vais devenir son élève. Elle va m’enseigner. » Ils m’ont supplié de ne pas partir. Je leur ai promis que je leur remettrais un rapport écrit à mon retour. Vous pouvez imaginer dans quel état d’esprit j’étais. J’avais vu à l’œuvre ces entités invisibles. Je les avais senties me toucher. J’avais vu des objets projetés à travers les airs. Je pensais que le vaste monde de l’invisible s’ouvrait à moi. Je devais aller là-bas. Rien, absolument rien n’aurait pu m’en décourager. Rien du tout.

— Oui, je comprends, dis-je. C’était en fait aussi excitant que chasser le gros gibier.

— Exactement. » Il secoua la tête. « C’était le bon temps. Je m’imaginais sans doute que si la guerre ne m’avait pas tué, rien ne pouvait le faire. » Il s’interrompit soudain, perdu dans ses souvenirs, sans me les faire partager.

« Vous avez rencontré la femme ? »

Il acquiesça de la tête.

« Je l’ai rencontrée et impressionnée, puis je l’ai soudoyée au-delà de ses rêves les plus fous. Je lui ai expliqué que je voulais devenir son élève. Je lui ai juré à genoux que je voulais apprendre, que je ne partirais pas avant d’avoir pénétré ces mystères et appris tout ce que je pourrais. » Il eut un petit rire. « Je ne suis pas sûr que cette femme ait jamais rencontré un anthropologue, même amateur, et c’est sans doute ainsi qu’on aurait pu me qualifier. Quoi qu’il en soit, je restai un an à Rio. Et, je vous assure, ça a été l’année la plus extraordinaire de ma vie. J’ai fini par quitter Rio seulement parce que je savais que sans cela, j’y resterais à jamais. David Talbot l’Anglais aurait cessé d’exister.

— Vous avez appris à évoquer les esprits ? »

Il acquiesça de la tête. Une fois de plus, il se souvenait, évoquant des images que je ne pouvais pas voir. Il était troublé et un peu triste. « J’ai couché tout cela par écrit, dit-il enfin. C’est dans les archives de la maison-mère. Au long des années, bien des gens ont lu cette histoire.

— Vous n’avez jamais été tenté de la publier ?

— Je ne peux pas. C’est une des lois du Talamasca. Nous ne publions jamais à l’extérieur.

— Vous craignez d’avoir gâché votre vie, n’est-ce pas ?

— Non. Pas vraiment… Pourtant ce que j’ai dit tout à l’heure est vrai. Je n’ai pas percé les secrets de l’univers. Je n’ai même jamais dépassé le point que j’avais atteint au Brésil. Quoique, bien sûr, il y ait eu après cela des révélations bouleversantes. Je me souviens du premier soir où j’ai lu les dossiers sur les vampires, combien j’étais incrédule, et puis je me rappelle ces étranges moments où je suis descendu dans les caves pour y consulter les preuves. Mais au bout du compte, c’était comme le candomblé. Je ne suis allé que jusqu’à un certain point.

— Croyez-moi, je sais. David, le monde doit rester un mystère. S’il existe une explication, nous ne sommes pas faits pour la trouver, voilà une chose dont je suis sûr.

— Je pense que vous avez raison, dit-il avec tristesse.

— Et je pense, moi, que vous avez plus peur de la mort que vous ne voulez bien l’avouer. Vous avez adopté envers moi une attitude d’entêtement, un point de vue moral, et je ne vous le reproche pas. Peut-être êtes-vous assez vieux et assez sage pour savoir vraiment que vous ne voulez pas être l’un de nous. Mais n’allez pas parler de la mort comme si elle allait vous apporter des réponses. Je soupçonne la mort d’être épouvantable. Vous vous arrêtez tout d’un coup et il n’y a plus de vie et plus aucune chance de rien savoir du tout.

— Non. Je ne peux pas être d’accord avec vous là-dessus, Lestat, dit-il. Je ne peux tout simplement pas. » Son regard était de nouveau fixé sur le tigre, puis il reprit : « Quelqu’un a créé cette terrible symétrie, Lestat. Il fallait la créer. Le tigre et l’agneau… ça n’aurait pas pu arriver tout seul. »

Je secouai la tête. « Il est entré plus d’intelligence dans la création de ce vieux poème, David, que dans toute la création du monde. À vous entendre on croirait être devant un épiscopalien. Mais je connais ce dont vous parlez. Je l’ai moi-même pensé de temps en temps. C’est d’une stupide simplicité. Il doit y avoir quelque chose derrière tout cela. Il le faut ! Il y a tant de pièces qui manquent. Plus vous y pensez, plus les athées commencent à prendre l’air de fanatiques religieux. Mais je crois que c’est une illusion. Tout cela n’est que système et rien de plus.

— Des pièces qui manquent, Lestat. Bien sûr ! Imaginez un instant que j’aie fabriqué un robot, une parfaite réplique de moi-même. Imaginez que je lui aie donné toutes les informations encyclopédiques que je pouvais – vous savez, que j’aie programmé tout cela dans l’ordinateur lui tenant lieu de cerveau. Eh bien, il ne faudrait pas longtemps avant qu’il ne vienne me dire : « David, où est le reste ? L’explication ! Comment tout ça a-t-il commencé ? Pourquoi avez-vous laissé de côté l’explication des raisons pour lesquelles il y a eu pour commencer un big bang, ou ce qui s’est précisément passé quand les minéraux et autres composants inertes ont soudain évolué pour devenir des cellules organiques ? Et ce grand hiatus dans l’histoire des fossiles ? » »

J’eus un rire ravi.

« Et je serais obligé d’annoncer au pauvre diable, dit-il, qu’il n’y a pas d’explication. Que je n’ai jamais eu les pièces manquantes.

— David, personne n’a les pièces manquantes. Personne ne les aura jamais.

— N’en soyez pas si sûr.

— Alors, c’est ce que vous espérez ? C’est pourquoi vous lisez la Bible ? Vous n’avez pas pu percer les grands secrets de l’univers, et maintenant vous êtes revenu à Dieu ?

— Mais Dieu est le grand secret de l’univers », dit David d’un ton songeur, le visage très détendu et presque jeune. Il fixait le verre qu’il tenait à la main, content peut-être de la façon dont la lumière se reflétait sur le cristal. Je n’en savais rien. Il me fallait attendre qu’il parle.

« Je crois que la réponse pourrait se trouver dans la Genèse, finit-il par dire, je le crois vraiment.

— David, vous me stupéfiez. Vous parlez de pièces manquantes. La Genèse n’est qu’un ramassis de fragments.

— Oui, mais il nous reste des fragments révélateurs, Lestat. Dieu a créé l’homme à sa propre image. Je suppose que c’est là la clé. Personne ne sait ce que ça veut vraiment dire, vous savez. Les Hébreux ne croyaient pas que Dieu était un homme.

— Et comment ça peut-il être la clé ?

— Dieu est une force créatrice, Lestat. Et nous aussi. Il a dit à Adam : « Croissez et multipliez. « C’est ce qu’ont fait les premières cellules organiques, Lestat, elles ont crû et se sont multipliées. Elles n’ont pas simplement changé de forme, mais elles ont créé des répliques d’elles-mêmes. Dieu est une force créatrice. Il a créé tout l’univers à partir de lui-même par la division cellulaire. Voilà pourquoi les démons sont si envieux – je veux dire, les mauvais anges. Ils ne sont pas, eux, des êtres créateurs ; ils n’ont pas de corps, pas de cellules, ils ne sont qu’esprit. Et je soupçonne que ce n’était pas tant l’envie qu’une forme de méfiance : Dieu commettait une erreur en créant avec Adam un autre moteur de créativité qui Lui ressemblait tant. Je veux dire que les anges ont probablement eu l’impression que l’univers physique était assez catastrophique, avec toutes les cellules qui étaient des répliques d’elles-mêmes, mais des êtres pensants, parlants, qui pouvaient croître et se multiplier ? Ils ont sans doute été scandalisés par toute cette expérience. C’était là leur péché.

— Vous êtes donc en train de me dire que Dieu n’est pas un pur esprit.

— C’est exact. Dieu a un corps. Il en a toujours eu un. Le secret de la vie par division cellulaire est en Dieu. Et toutes les cellules vivantes ont en elles une part minuscule de l’esprit de Dieu, Lestat, voilà la pièce manquante qui fait que la vie commence, qui nous sépare de la non-vie. C’est exactement comme votre genèse des vampires. Vous nous avez raconté que l’esprit d’Amel – une entité maléfique – imprégnait les corps de tous les vampires… Eh bien, les hommes de la même façon communient dans l’esprit de Dieu.

— Bonté divine, David, vous perdez la tête ! Nous sommes des mutants.

— Ah ! oui, mais vous existez dans notre univers et votre forme de mutation reflète celle que nous représentons. D’ailleurs, d’autres ont énoncé la même théorie. Dieu est le feu et nous sommes tous de petites flammes ; et quand nous mourons, ces petites flammes retournent dans le feu de Dieu. Mais ce qui est important c’est de comprendre que Dieu lui-même est Corps et Âme ! Absolument.

« La civilisation occidentale s’est fondée sur une inversion. Mais je crois sincèrement que dans nos actions quotidiennes nous connaissons et nous honorons la vérité. C’est seulement quand nous parlons religion que nous disons que Dieu est pur esprit, qu’il l’a toujours été, qu’il le sera toujours et que la chair, c’est le mal. La vérité se trouve dans la Genèse, elle y est. Je vais vous dire ce qu’a été le big bang, Lestat. C’est quand les cellules de Dieu ont commencé à se diviser.

— C’est vraiment une théorie charmante, David. Dieu a-t-Il été surpris ?

— Non, mais les anges l’ont été. Je suis très sérieux. Je vais vous dire là où réside la vraie superstition : la croyance religieuse que Dieu est parfait. De toute évidence Il ne l’est pas.

— Quel soulagement, fis-je. Ça explique tant de choses.

— Maintenant vous vous moquez de moi. Je ne vous le reproche pas. Mais vous avez tout à fait raison. Ça explique tout. Dieu a commis bien des erreurs. Beaucoup, beaucoup d’erreurs. Comme Il le sait certainement Lui-même ! Et je soupçonne les anges d’avoir essayé de Le mettre en garde. Le diable est devenu le diable parce qu’il a essayé de mettre en garde Dieu. Dieu est amour. Mais je ne suis pas sûr que Dieu soit absolument intelligent. »

Je m’efforçai de réprimer mon rire, mais je n’y parvenais pas complètement. « David, si vous continuez comme ça, nous allons être frappés par la foudre.

— Absolument pas. Dieu tient vraiment à ce que nous comprenions.

— Non. Ça, je ne peux pas l’accepter.

— Vous voulez dire que vous acceptez le reste ? dit-il avec de nouveau un petit rire.

— Non, mais je suis très sérieux. La religion est primitive dans toutes ses conclusions illogiques. Imaginez un Dieu parfait permettant au diable d’exister. Voyons, ça n’a tout simplement aucun sens.

— Le défaut fondamental de la Bible c’est l’idée que Dieu est parfait. Ça représente un manque d’imagination de la part des premiers érudits. Cette erreur est responsable de toutes les impossibles questions théologiques sur le point de savoir où est le bien et où est le mal dont nous débattons depuis des siècles. Pourtant, Dieu est bon, merveilleusement bon. Oui, Dieu est amour. Mais aucune force créatrice n’est parfaite. C’est clair.

— Et le diable ? Y a-t-il chez lui une nouvelle intelligence ? »

Il me considéra un moment avec un rien d’impatience.

« Vous êtes un tel cynique, murmura-t-il.

— Pas du tout, fis-je. J’ai sincèrement envie de savoir. De toute évidence, je m’intéresse particulièrement au diable. Je parle de lui bien plus souvent que je ne parle de Dieu. Je n’arrive pas à comprendre vraiment pourquoi les mortels l’aiment tant, je veux dire, pourquoi ils aiment l’idée qu’ils se font de lui. Mais c’est pourtant le cas.

— Parce qu’ils ne croient pas en lui, répondit David. Parce qu’un diable parfaitement mauvais est encore plus absurde qu’un Dieu parfait. Vous vous rendez compte, le diable n’apprenant jamais rien durant tout ce temps, ne changeant jamais d’avis sur le fait qu’il est le diable. Une idée pareille, mais c’est une insulte à notre intelligence.

— Alors, quelle est selon vous la vérité derrière le mensonge ?

— La rédemption du diable n’est pas totalement impossible. Il fait simplement partie du plan de Dieu. C’est un esprit à qui on a permis de tenter et de mettre à l’épreuve les humains. Il n’approuve pas les humains, il n’approuve pas toute cette expérience. Vous comprenez, c’était cela la véritable chute du diable telle que je la vois. Le diable n’a pas cru que l’idée allait marcher. Mais la clé, Lestat, c’est de comprendre que Dieu est matière ! Dieu est physique, Dieu est le seigneur de la division cellulaire et le diable déteste cette pollution excessive que provoque toute cette division cellulaire. »

Il retomba dans un de ses silences exaspérants, ouvrant de grands yeux émerveillés, puis il reprit :

« J’ai une autre théorie à propos du diable.

— Dites.

— Il n’est pas tout seul. Et aucun de ceux qu’on a désignés n’aime beaucoup son poste. » Il dit cela presque dans un murmure. Il était troublé, comme s’il voulait en dire davantage, mais il n’en fit rien.

J’éclatai de rire.

« Ça, je peux le comprendre, dis-je. Qui aimerait un poste de diable ? Et se dire qu’on ne peut absolument pas sortir de là vainqueur. Surtout si l’on songe qu’au début le diable était un ange et censé être très malin.

— Exactement. » Il braqua son doigt sur moi. « Votre petite histoire à propos de Rembrandt. Le diable, s’il avait un cerveau, aurait dû reconnaître le génie de Rembrandt.

— Et la bonté de Faust.

— Ah ! oui, vous m’avez vu lire Faust à Amsterdam, n’est-ce pas ? Et résultat, vous vous en êtes acheté un exemplaire.

— Comment l’avez-vous su ?

— Le propriétaire de la librairie me l’a dit le lendemain après-midi. Un étrange jeune Français aux cheveux blonds est entré quelques instants après mon départ, m’a-t-il raconté, a acheté exactement le même livre et est resté planté dans la rue à le lire pendant une demi-heure sans bouger. Le libraire n’avait jamais vu une peau aussi blanche. Bien sûr, ce ne pouvait être que vous. »

Je secouai la tête en souriant. « Je fais de telles maladresses ! C’est une merveille que quelque savant ne m’ait pas encore capturé dans un filet.

— Ça n’est pas une plaisanterie, mon ami. Vous avez été très négligent à Miami voilà quelques nuits. Deux victimes entièrement vidées de leur sang. »

Cela suscita aussitôt chez moi une telle confusion que tout d’abord je ne répondis rien, puis je me contentai de dire que c’était étonnant que la nouvelle lui fût parvenue de l’autre côté de l’océan. Je sentais un désespoir familier m’effleurer de son aile noire.

« Les meurtres bizarres font les titres des journaux du monde entier, répondit-il. D’ailleurs, le Talamasca reçoit des rapports sur toutes sortes de choses. Nous avons des gens qui recueillent pour nous des coupures de presse partout dans le monde, nous envoient des informations sur tous les aspects du paranormal pour nos archives. « Double crime de vampire à Miami. » Nous avons reçu la nouvelle de plusieurs sources différentes.

— Mais ces gens ne croient pas vraiment qu’il s’agissait d’un vampire, vous le savez bien.

— Non, mais continuez encore et ils pourraient bien en arriver à le croire. C’est ce que vous vouliez voir arriver quand vous vous êtes lancé dans votre brève carrière de musicien de rock. Vous vouliez leur faire comprendre. Ce n’est pas inconcevable. Et votre chasse aux tueurs maniaques ! Vous laissez pas mal de traces de votre passage. »

Cette déclaration m’étonna vraiment. Ma chasse aux tueurs m’avait entraîné d’un continent à l’autre. Je n’avais jamais pensé que personne sauf Marius, bien sûr, n’irait faire le lien entre ces décès disséminés aux quatre coins du monde.

« Comment avez-vous deviné ?

— Je vous l’ai dit. Ces histoires parviennent toujours jusqu’à nous. Satanisme, vampirisme, vaudou, sorcellerie, rencontres avec des loups-garous ; tout ça passe par mon bureau. Naturellement, le plus gros va droit à la corbeille. Mais je sais reconnaître le grain de vérité quand je l’aperçois. Et vos meurtres sont très faciles à repérer.

« Cela fait quelque temps maintenant que vous pourchassez ce genre de tueurs. Vous abandonnez leurs corps bien en vue. Vous avez laissé le dernier dans un hôtel où on l’a découvert une heure seulement après sa mort. Quant à la vieille femme, vous avez été tout aussi négligent ! Son fils l’a trouvée le lendemain. Le médecin légiste n’a relevé aucune blessure sur ni l’une ni l’autre des victimes. Vous êtes une célébrité anonyme à Miami, éclipsant largement la notoriété du pauvre mort de l’hôtel.

— Je m’en fiche éperdument », dis-je avec fureur. Mais ce n’était naturellement pas le cas. Je déplorais ma négligence, et pourtant je ne faisais rien pour y remédier. Eh bien, il fallait que cela change. Avais-je fait mieux ce soir ? Cela me semblait lâche d’invoquer des excuses dans ces cas-là.

David m’observait avec attention. S’il y avait un trait de caractère bien marqué chez David, c’était sa vigilance. « Il n’est pas inconcevable, déclara-t-il, que vous puissiez être pris. »

J’eus un petit rire méprisant.

« Ils pourraient bien vous enfermer dans un laboratoire, vous étudier dans une cage d’un verre conçu selon les techniques spatiales.

— C’est impossible. Mais quelle idée intéressante.

— Je le savais ! Vous voulez que ça arrive. »

Je haussai les épaules. « Ça pourrait être amusant un moment. Vous savez pourtant que c’est une pure impossibilité. Le soir de mon unique apparition comme chanteur de rock, il est arrivé toute sorte de choses bizarres. Le monde des mortels a simplement fait le ménage après cela et fermé ses dossiers. Quant à la vieille femme de Miami, ça a été un terrible contretemps. Ça n’aurait jamais dû arriver… » Je m’arrêtai. Que dire de ceux qui étaient morts à Londres ce même soir ?

« Mais vous aimez bien prendre la vie, dit-il. Vous disiez que c’était drôle. »

J’éprouvai soudain une telle souffrance que j’eus envie de partir. Néanmoins, j’avais promis de n’en rien faire. Je restai donc assis là, à regarder le feu, à penser au désert de Gobi, aux ossements des grands lézards et à la façon dont la lumière du soleil avait envahi le monde entier. Je pensais à Claudia. Je sentais la mèche de la lampe.

« Pardonnez-moi, je ne veux pas être cruel envers vous, dit-il.

— Et pourquoi pas ? Je ne pourrais imaginer meilleure occasion de vous montrer cruel. D’ailleurs, je ne suis pas toujours si charitable envers vous.

— Qu’est-ce que vous voulez vraiment ? Quelle est la passion qui domine chez vous ? »

Je pensai à Marius et à Louis qui tous deux m’avaient posé plus d’une fois la même question.

« Qu’est-ce qui pourrait racheter ce que j’ai fait ? demandai-je. Je voulais supprimer le tueur. C’était un tigre mangeur d’hommes, mon frère. Je l’ai guetté. Quant à la vieille femme – elle était comme une enfant dans la forêt, rien de plus. Quelle importance ? » Je songeai à ces malheureuses créatures à qui j’avais pris la vie plus tôt ce soir-là. J’avais laissé derrière moi un tel carnage dans les ruelles de Londres. « J’aimerais pouvoir me rappeler que cela n’a pas d’importance, dis-je. Je comptais la sauver. Mais à quoi me servirait un acte de miséricorde en face de tout ce que j’ai fait ? Qu’il y ait un Dieu ou un diable, je suis damné. Alors pourquoi ne poursuivez-vous pas vos discours religieux ? Ce qui est bizarre, c’est que, pour moi, parler de Dieu et du diable a quelque chose de remarquablement apaisant. Parlez-moi encore du diable. On peut le changer, assurément. Il est malin. Il doit sentir les choses. Pourquoi resterait-il à jamais statique ?

— Précisément. Vous savez ce qui est écrit dans le Livre de Job.

— Rappelez-le-moi.

— Eh bien, Satan est là-haut au ciel avec Dieu. Dieu dit : où étais-tu ? Et Satan répond : je parcourais la terre ! C’est une conversation banale. Et ils se mettent à discuter de Job. Satan estime que la bonté de Job repose entièrement sur sa bonne fortune. Et Dieu accepte de laisser Satan tourmenter Job. C’est l’image la plus proche de la vérité que nous possédons de la situation. Dieu ne sait pas tout. Le diable est un bon ami à lui. Tout cela n’est qu’une expérience. Et Satan est loin d’être le diable tel que nous le connaissons aujourd’hui, à travers le monde.

— Vous parlez vraiment de ces concepts comme si c’étaient des êtres réels…

— Je crois qu’ils sont réels », dit-il, sa voix s’éteignant peu à peu tandis qu’il retombait dans ses pensées. Puis il se secoua. « Je veux vous dire une chose. En fait, j’aurais dû l’avouer plus tôt. D’une certaine façon, je suis aussi superstitieux et religieux qu’un autre. Car tout cela est fondé sur une forme de vision : vous savez, le genre de révélation qui affecte votre raison.

— Non, je ne sais pas. J’ai des rêves, mais sans révélation, dis-je. Expliquez-moi, je vous prie. »

Il replongea dans sa rêverie en regardant le feu.

« Ne m’excluez pas de vos pensées, dis-je doucement.

— Hmmm. C’est vrai. Je pensais à la façon de m’y prendre pour vous décrire cela. Eh bien, vous savez que je suis toujours un prêtre candomblé. Je veux dire que je peux encore évoquer les forces invisibles : les esprits de la peste, les vagabonds des astres, quel que soit le nom qu’on veuille leur donner… Les esprits frappeurs, les petits fantômes. Cela signifie que je dois toujours avoir la possibilité latente de voir des esprits.

— Oui. Je pense que oui…

— Eh bien, j’ai vu en effet quelque chose une fois, quelque chose d’inexplicable, avant même d’aller au Brésil.

— Ah oui ?

— Avant le Brésil, je n’en avais guère tenu compte. En fait, c’était troublant, si parfaitement inexplicable que, quand je suis parti pour Rio, je n’y pensais plus. Pourtant aujourd’hui j’y pense tout le temps. Je ne peux pas m’en empêcher. Et c’est pourquoi je me suis tourné vers la Bible, comme si j’allais trouver là quelque sagesse.

— Racontez-moi.

— Cela s’est passé à Paris juste avant la guerre. J’étais là avec ma mère. J’étais dans un café de la rive gauche, et je ne me rappelle même plus aujourd’hui quel café, seulement que c’était une belle journée de printemps et un moment merveilleux pour être à Paris, comme disent les chansons. Je buvais une bière, en lisant les journaux anglais, et je me suis rendu compte que j’étais en train de surprendre une conversation. » Ses pensées de nouveau dérivèrent. « J’aimerais bien savoir ce qui s’est passé vraiment », murmura-t-il.

Il se pencha en avant, prit le pique-feu dans sa main droite et attisa les bûches, projetant un panache d’étincelles sur les briques noircies.

J’avais une terrible envie de le ramener à notre conversation, mais j’attendis. Il reprit enfin.

« Comme je vous le disais, j’étais dans ce café.

— Oui.

— Et je me suis aperçu que je surprenais cette étrange conversation… ce n’était pas en anglais et pas non plus en français… et peu à peu j’en suis arrivé à comprendre que ce n’était vraiment dans aucune langue, et pourtant c’était parfaitement compréhensible pour moi. Je posai mon journal et je commençai à me concentrer. Cela se poursuivit longtemps. C’était une sorte de discussion. Et tout d’un coup je ne savais pas si les voix étaient ou non audibles au sens conventionnel du terme. Je n’étais plus sûr que personne d’autre fût vraiment capable d’entendre cela ! Je levai les yeux et je me retournai lentement.

« Et ils étaient là… deux êtres, assis à la table en train de se parler et, l’espace d’un instant, cela me parut tout à fait normal : deux hommes en grande conversation. Je repris mon journal et cette impression de flotter m’envahit de nouveau. Il me fallait m’ancrer à quelque chose, fixer un moment mon regard sur le journal, puis sur le dessus de la table et faire cesser cette sensation de flotter. La rumeur du café me revint comme tout un orchestre. Et je compris que je venais de tourner la tête et de regarder deux individus qui n’étaient pas des êtres humains.

« Je me retournai de nouveau, me forçant à bien regarder, à prendre conscience des choses, à être aux aguets. Et voilà que je les retrouvais là, et, si pénible que ce fût, ils étaient des illusions. Car ils n’avaient tout simplement pas la même substance que tout le reste. Savez-vous ce que je suis en train de vous dire ? Je peux vous démonter cela en pièces détachées : ils n’étaient pas baignés dans la même lumière, par exemple, ils existaient dans un domaine où la lumière provenait d’une autre source.

— Comme la lumière chez Rembrandt.

— Oui, un peu comme cela. Leurs vêtements et leurs visages étaient plus lisses que chez les êtres humains. Bref, cette vision avait une texture différente et cette texture était uniforme dans tous ses détails.

— Vous ont-ils vus ?

— Non. Je veux dire, ils ne m’ont pas regardé, ils n’ont donné aucun signe de reconnaître ma présence. Ils se regardaient, ils ont continué à parler et j’ai aussitôt repris le fil. C’était Dieu qui s’adressait au diable et qui lui disait qu’il devait continuer son travail. Et le diable n’en avait pas envie. Il expliquait que ça avait assez duré. La même chose lui arrivait qui s’était produite pour tous les autres. Dieu disait qu’il comprenait, mais que le diable devrait savoir combien il était important, qu’il ne pouvait absolument pas se soustraire à ses obligations, que ce n’était pas aussi simple, que Dieu avait besoin de lui et avait besoin qu’il fût fort. Et tout cela sur un ton très aimable.

— De quoi avaient-ils l’air ?

— C’est le pire de tout. Je n’en sais rien. Sur le moment je vis deux formes vagues, imposantes, résolument masculines, ou empruntant une forme masculine dirons-nous, plutôt agréables à regarder, rien de monstrueux, rien de vraiment extraordinaire. Je ne me rendais pas compte de l’absence de tout signe particulier : vous savez, couleur des cheveux, traits du visage, ce genre de choses. Les deux personnages avaient l’air tout à fait complets. Mais quand j’essayai par la suite de reconstituer l’événement, je n’arrivais à me rappeler aucun détail ! Je ne pense pas que l’illusion était aussi complète. Je pense qu’elle me satisfaisait mais que cette impression de plénitude venait d’autre chose.

— De quoi ?

— Du contenu, évidemment, de la signification.

— Ils ne vous ont jamais vu, ils n’ont jamais su que vous étiez là.

— Mon cher garçon, ils devaient bien savoir que j’étais là. Ils le savaient certainement. Ils avaient dû faire ça pour moi ! Comment sinon aurais-je pu voir cet épisode ?

— Je ne sais pas, David. Peut-être que ce n’était pas délibéré de leur part. Peut-être que certaines personnes peuvent voir et que certaines autres ne peuvent pas. C’était peut-être une petite déchirure dans l’autre texture, la texture de tout le reste du café.

— Ce pourrait être vrai. Mais je crains que ça n’ait pas été le cas. Je crains que j’étais destiné à le voir et que c’était destiné à avoir sur moi un certain effet. C’est là l’horreur de la chose, Lestat. Cela n’a pas eu un très grand effet sur moi.

— Vous n’avez pas changé votre vie à cause de cela.

— Oh, non, pas du tout Figurez-vous que deux jours plus tard je doutais même d’avoir jamais vu la chose. Et, à chaque fois que je le racontais à une autre personne, à chaque petite confrontation verbale – « David, vous êtes devenu dingue » – cela devenait de plus en plus incertain et vague. Non, je n’ai jamais rien fait à ce propos.

— Qu’y avait-il à faire ? Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre à cause d’une révélation que mener une bonne vie ?

David, vous avez sûrement parlé de la vision à vos frères de Talamasca.

— Oui, oui, je leur en ai parlé. Mais c’était beaucoup plus tard, après le Brésil, quand j’ai classé tous mes longs mémoires, comme doit le faire un bon membre de la communauté. Je leur ai raconté toute l’histoire, telle qu’elle s’était passée, bien sûr.

— Et qu’ont-ils dit ?

— Lestat, le Talamasca ne dit jamais grand-chose, il faut s’y faire. « Nous observons et nous sommes toujours là. » À dire vrai, ce n’était pas une vision qui avait beaucoup de succès auprès des autres membres. Parlez des esprits au Brésil et vous avez un public. Mais le Dieu chrétien et son diable ? Non, je crains que le Talamasca ne soit quelque peu sujet à des préjugés, voire à des engouements, comme toute autre institution. Mon histoire a provoqué quelques haussements de sourcils. Je ne me souviens pas de grand-chose d’autre. C’est vrai que, quand on parle à des messieurs qui ont vu des loups-garous, qui ont été séduits par des vampires, qui ont combattu des sorcières et parlé à des fantômes, ma foi, à quoi peut-on s’attendre ?

— Mais Dieu et le diable, dis-je en riant. David, c’est un grand moment. Peut-être que les autres membres vous enviaient plus que vous ne vous en êtes rendu compte.

— Non, ils n’ont pas pris ça au sérieux, dit-il en reconnaissant mon humour avec un petit rire. Pour être tout à fait franc, je suis étonné que vous ayez pris ça au sérieux. »

Il se leva soudain, tout excité, et traversa la pièce jusqu’à la fenêtre, écartant d’une main la draperie. Il resta là à essayer de distinguer quelque chose dans la nuit pleine de neige.

« David, qu’est-ce que ces apparitions auraient pu vouloir vous faire faire ?

— Je n’en sais rien, dit-il d’un ton amer et découragé. C’est bien mon problème. J’ai soixante-quatorze ans et je ne sais pas. Je mourrai sans savoir. Et s’il n’y a pas d’illumination, ainsi soit-il. En soi, c’est une réponse, que je sois suffisamment conscient ou non pour m’en rendre compte.

— Revenez vous asseoir, si vous voulez bien. J’aime bien voir votre visage quand vous parlez. »

Il obéit, presque machinalement, revint s’asseoir et reprit son verre vide, son regard errant sur le feu dans la cheminée.

« Qu’en pensez-vous, Lestat, vraiment ? En votre for intérieur ? Existe-t-il un Dieu ou un diable ? Je veux dire sincèrement, qu’est-ce que vous croyez ? » Je réfléchis un long moment avant de répondre. Puis « Je pense vraiment que Dieu existe. Je n’aime pas l’avouer. Mais c’est vrai. Et sans doute une forme de diable existe-t-elle aussi. Je le reconnais : ça fait partie des pièces manquantes, dont nous parlions tout à l’heure. Et vous auriez fort bien pu voir l’Être Suprême et son Adversaire dans ce café de Paris. Mais ça fait partie de leur jeu exaspérant : nous ne pouvons jamais en être certains. Vous voulez une explication vraisemblable à leur comportement ? Pourquoi vous ont-ils laissé avoir un petit aperçu ? Ils voulaient que vous vous lanciez dans je ne sais quelle réaction religieuse ! Ils jouent ce jeu-là avec nous. Ils nous lancent des visions, des miracles, des bouts et des fragments de révélation divine. Et nous nous en allons pleins de zèle fonder une église. Ça fait partie de leur jeu, de leur discours sans fin. Et vous savez ? Je crois que l’idée que vous vous faites d’eux – d’un Dieu imparfait et d’un diable avide d’apprendre – est tout aussi valable que n’importe quelle autre interprétation. Je crois que vous avez mis dans le mille. »

Il me dévisageait d’un regard intense, mais ne répondit rien.

« Non, continuai-je. Nous ne sommes pas destinés à connaître les réponses. Nous ne sommes pas destinés à savoir si nos âmes passent d’un corps à un autre par la réincarnation. Ce n’est pas notre lot de savoir si Dieu a créé le monde. S’il est Allah, Yahvé, Shiva ou le Christ. Il sème les doutes comme Il sème les révélations. Nous sommes tous Ses fous. » Il ne répondait toujours pas.

« Quittez le Talamasca, David, dis-je. Allez au Brésil avant d’être trop vieux. Retournez en Inde. Voyez les endroits que vous envie de revisiter.

— Oui, murmura-t-il, je pense que je devrais faire ça. Et ils s’occuperont sans doute de tout pour moi. Les anciens se sont déjà réunis pour discuter du problème de David et de ses récentes absences loin de la maison-mère. Ils me mettront à la retraite avec une belle pension, évidemment.

— Savent-ils que vous m’avez vu ?

— Oh ! mais oui. Ça fait partie du problème. Les anciens ont interdit tout contact. C’est très amusant, vraiment, puisqu’ils ont si désespérément envie de vous voir eux-mêmes. Ils savent bien sûr quand vous venez à la maison-mère.

— Je sais bien, dis-je. Qu’entendez-vous par : ils ont interdit tout contact ?

— Oh ! rien que la mise en garde habituelle, dit-il, les yeux toujours fixés sur les bûches. Tout cela, en fait, est très médiéval et fondé sur une vieille directive : « Vous ne devez pas encourager cette créature ni engager la conversation avec elle ni la poursuivre ; si elle persiste à vous rendre visite, vous devez faire de votre mieux pour l’entraîner dans un endroit où il y a de la foule. Il est bien connu que ces créatures répugnent à attaquer quand elles sont entourées de mortels. Et jamais, jamais vous ne devez tenter d’apprendre des secrets de cet être, ni croire un instant qu’une émotion qu’il manifeste puisse être sincère, car ces créatures ont un remarquable don de dissimulation et on les a vues, pour des raisons impossibles à analyser, pousser des mortels à la folie. C’est arrivé aux enquêteurs les plus subtils aussi bien qu’à de malheureux innocents avec lesquels les vampires sont entrés en contact. Vous devez signaler sans délai aux anciens chaque occasion où il vous arrive d’en rencontrer ou d’en apercevoir un. »

— Vous savez vraiment cela par cœur ?

— C’est moi qui ai écrit cette directive, dit-il avec un petit sourire. Au long des années, je l’ai récitée à bien d’autres membres.

— Ils savent que je suis ici en ce moment ?

— Non, bien sûr que non. Voilà longtemps que j’ai cessé de leur rapporter nos rencontres. » Il se replongea dans ses pensées et reprit : « Cherchez-vous Dieu ?

— Certainement pas, répondis-je. Je ne peux pas imaginer une plus grande perte de temps, même si on a des siècles à perdre. J’en ai fini avec toutes ces quêtes. Je regarde le monde autour de moi en cherchant des vérités, des vérités enracinées dans le physique et dans l’esthétique, des vérités que je puisse pleinement étreindre. Je m’intéresse à votre vision parce que vous l’avez eue, que vous me l’avez racontée, et que je vous aime. Mais c’est tout. »

Il se rassit, le regard de nouveau perdu dans les ténèbres de la pièce.

« Peu importe, David, le moment venu, vous mourrez. Et sans doute moi aussi.

Son sourire retrouva quelque chaleur, comme s’il ne pouvait accepter cette idée que comme une sorte de plaisanterie.

Il y eut un long silence, durant lequel il se versa encore un peu de whisky et le but plus lentement que tout à l’heure. Il n’était même pas près d’être gris. Je compris que c’était ce qu’il avait prévu. Quand j’étais mortel, je buvais toujours pour m’enivrer. Mais il est vrai que j’étais très jeune et très pauvre, château ou pas château, et que presque tout ce que je buvais était de mauvaise qualité.

« Vous recherchez Dieu, dit-il avec un petit hochement de tête.

— Allons donc. Vous êtes trop imbu de votre propre autorité. Vous savez pertinemment que je ne suis pas le garçon que vous voyez ici.

— Ah, vous avez raison, il faut que je me souvienne de cela. Mais vous ne pourriez jamais supporter le mal. Si vous avez dit la vérité la moitié du temps dans vos livres, il est évident que, dès le début, le mal vous a fait horreur. Vous donneriez n’importe quoi pour découvrir ce que Dieu veut de vous et pour faire ce qu’il veut.

— Voilà que vous radotez déjà. Faites donc votre testament.

— Oooh, vous êtes cruel », dit-il avec son sourire radieux.

J’allais ajouter quelque chose quand mon attention fut distraite. Quelque chose me tirait au fond de ma conscience. Des bruits. Une voiture passant très lentement sur l’étroite route traversant le village au loin dans une tempête de neige.

Je cherchai à scruter, sans y parvenir, ne percevant que la neige qui tombait et la voiture qui progressait tant bien que mal. Quel pauvre et triste mortel pour rouler dans la campagne à cette heure : il était quatre heures du matin.

« Il est très tard, dis-je. Il faut que je parte. Je ne veux pas passer une nuit de plus ici, bien que vous ayez été fort aimable. Ce n’est pas par crainte qu’on vienne à l’apprendre. Je préfère simplement…

— Je comprends. Quand vous reverrai-je ?

— Peut-être plus tôt que vous ne le pensez, déclarai-je. Dites-moi, David. L’autre nuit, quand je suis parti d’ici, bien décidé à me faire griller dans le désert de Gobi, pourquoi avez-vous dit que j’étais votre seul ami ?

— Mais vous l’êtes. »

Nous restâmes un moment silencieux.

« Vous êtes mon seul ami aussi, David, dis-je.

— Où allez-vous ?

— Je ne sais pas. Je vais peut-être rentrer à Londres. Je vous dirai quand je retraverserai l’Atlantique. Cela vous convient ?

— Oui, prévenez-moi. Ne… n’allez jamais imaginer que je ne veux pas vous croire, ne m’abandonnez plus jamais.

— Si je pensais que je pouvais vous faire du bien, si je pensais que ce serait bon pour vous de quitter votre ordre et de vous remettre à voyager…

— Oh, mais c’est le cas. Je ne suis plus à ma place au Talamasca. Je ne suis même pas sûr d’y croire encore ou d’avoir foi en ses buts. »

J’aurais voulu en dire plus – lui dire à quel point je l’aimais, que j’étais venu chercher refuge sous son toit, qu’il m’avait protégé, que je ne l’oublierais jamais et que je ferais tout ce qu’il me demanderait, absolument tout.

Mais cela me semblait vain de le dire. Je ne sais s’il l’aurait cru, ni quelle valeur cela aurait pu avoir. J’étais toujours convaincu que ce n’était pas bon pour lui de me voir. Et il ne lui restait pas grand-chose dans cette vie.

« Je sais tout cela, dit-il doucement, en me gratifiant de nouveau de son merveilleux sourire.

— David, dis-je, le rapport que vous avez rédigé sur vos aventures au Brésil. En existe-t-il un exemplaire ici ? Pourrais-je le lire ? »

Il se leva et se dirigea vers le rayonnage fermé par une porte vitrée à côté de son bureau. Il examina un long moment les documents qui se trouvaient là, puis retira du rayonnage deux gros classeurs de cuir.

« Voici ma vie au Brésil – ce que j’ai écrit dans la jungle après, sur une petite machine à écrire portable délabrée, dans un campement, avant de rentrer en Angleterre. Je suis parti à la poursuite du jaguar, bien sûr. Il le fallait. Mais la chasse n’était rien comparée à mes expériences à Rio, absolument rien. Ça, ça a été le tournant, vous comprenez. Je crois que le fait même de coucher tout cela sur le papier était une tentative désespérée pour redevenir un Anglais, pour m’éloigner des gens du candomblé, de la vie que j’avais vécue avec eux. Mon rapport pour le Talamasca était fondé sur les documents que voici. »

Je pris les dossiers avec reconnaissance.

« Et ceci, dit-il en me tendant l’autre classeur, est un bref résumé du temps que j’ai passé en Inde et en Afrique.

— J’aimerais lire ça aussi.

— Ce sont pour la plupart de vieux récits de chasse. J’étais jeune quand j’ai écrit cela. C’est plein de gros fusils et d’action ! C’était avant la guerre. »

Je pris ce second classeur aussi. Je me levai, avec des gestes d’un gentleman.

« J’ai passé toute la nuit à parler, dit-il soudain. C’est grossier de ma part. Peut-être aviez-vous des choses à dire.

— Non, absolument pas. C’était exactement ce que je voulais. » Je lui tendis ma main et il la prit. C’était étonnant la sensation de sa peau contre ma chair brûlée.

« Lestat, dit-il, la petite nouvelle ici… le texte de Lovecraft. Voulez-vous le reprendre ou voulez-vous que je le garde pour vous ?

— Ah ! ça, c’est une histoire assez intéressante : je veux dire la façon dont je suis entré en possession de cela. »

Je lui repris la nouvelle et la fourrai dans ma poche de manteau. Peut-être la relirais-je. Ma curiosité se ranima en même temps qu’une sorte de méfiance craintive. Venise, Hong Kong, Miami. Comment cet étrange mortel m’avait-il repéré dans ces trois villes et avait-il réussi à voir que je l’avais repéré aussi !

« Vous voulez m’en parler ? demanda doucement David.

— Quand nous aurons plus de temps, dis-je, je vous raconterai. » Surtout si jamais je revois ce type, songeai-je. Comment a-t-il pu faire cela ?

Je sortis de façon fort civilisée, faisant même exprès un peu de bruit en refermant la porte de la maison.

 

C’était presque l’aube quand j’arrivai à Londres. Pour la première fois depuis bien des nuits, j’étais heureux en fait de mes immenses pouvoirs et du profond sentiment de sécurité qu’ils m’apportaient. Je n’avais pas besoin de cercueil, ni de coin sombre où me cacher, simplement d’une chambre complètement isolée des rayons du soleil. Un hôtel élégant avec d’épais rideaux m’apporterait tout à la fois la paix et le confort.

J’avais un peu de temps pour m’installer à la douce lueur d’une lampe et commencer à lire les aventures brésiliennes de David, ce que j’avais grande hâte de faire.

Je n’avais presque plus d’argent sur moi, en raison de mon insouciance et de ma folie ; il me fallut donc faire usage de ma remarquable force de persuasion auprès des employés du vénérable Claridge’s pour leur faire accepter le numéro de ma carte de crédit, même si je n’avais pas la moindre carte pour le justifier et, à la vue de ma signature.

— Sébastian Melmoth, un de mes pseudonymes favoris – on me conduisit jusqu’à une charmante suite dans les étages supérieurs avec un délicieux mobilier dans le style Queen Anne et tout le confort que je pouvais souhaiter.

J’accrochai à la porte la petite pancarte expliquant poliment qu’il ne fallait pas me déranger, je laissai la consigne à la réception qu’on ne vînt m’ennuyer que bien après le coucher du soleil, puis je fermai de l’intérieur toutes les portes au verrou.

Je n’avais vraiment pas le temps de lire. Le matin arrivait derrière les lourds nuages gris et la neige continuait à tomber à gros flocons. Je tirai tous les rideaux, à l’exception d’un seul, de façon à pouvoir regarder le ciel, et je restai là, sur le devant de l’hôtel, à attendre le retour de la lumière, un peu effrayé quand même de son déchaînement, et la douleur de ma peau s’en trouvant encore renforcée.

David occupait beaucoup mes pensées ; pas une seconde depuis que je l’avais quitté, je n’avais cessé de réfléchir à notre conversation. Je continuais à entendre sa voix et à essayer de me représenter sa vision fragmentaire de Dieu et du diable attablés dans ce café. Mais mon point de vue sur tout cela était simple et prévisible. Je croyais David en proie à la plus réconfortante des illusions. Et bientôt il m’aurait échappé. La mort s’emparerait de lui. Et tout ce que j’aurais, ce seraient ces manuscrits avec l’histoire de sa vie. Je n’arrivais pas à me forcer à croire qu’il saurait quoi que ce fût de plus quand il serait mort.

Tout cela néanmoins était fort surprenant : le tour qu’avait pris la conversation, l’énergie qu’il avait montrée et les choses bizarres qu’il avait dites.

J’étais confortablement installé au milieu de ces pensées à regarder le ciel couleur de plomb et la neige qui s’amassait tout en bas sur les trottoirs, quand j’éprouvai soudain un léger vertige – en fait, un instant de totale désorientation, comme si je m’endormais. C’était à vrai dire fort agréable, une subtile impression de vibration, accompagnée d’une sensation d’apesanteur, comme si je flottais en fuyant le monde physique pour me réfugier dans mes rêves. Puis je retrouvai cette pression que j’avais connue de façon si fugitive à Miami : que mes membres se contractaient, que toute ma personne était pressée vers l’intérieur, que je m’amincissais et que je me comprimais avec la brusque et terrifiante image de tout mon être contraint de sortir par le haut de mon crâne !

Pourquoi cela m’arrivait-il ? Je frissonnai comme je l’avais fait sur cette plage sombre et déserte de Floride quand cela s’était déjà produit. Et cette impression aussitôt se dissipa. J’étais de nouveau moi-même et vaguement agacé.

Y avait-il quelque chose qui fonctionnait mal dans ma belle et divine anatomie ? Impossible. Je n’avais pas besoin des vieux pour me rassurer là-dessus. Et je n’avais pas encore décidé si j’allais me laisser inquiéter par ce phénomène ou bien l’oublier. Ou au contraire essayer de le faire se reproduire, quand un coup frappé à la porte vint me tirer de mes préoccupations.

Extrêmement irritant.

« Un message pour vous, monsieur. Le gentleman a demandé que je vous le remette en main propre. »

Ce devait être une erreur. J’ouvris néanmoins la porte.

Le jeune homme me remit une enveloppe. Grosse, volumineuse. Pendant une seconde, je ne pus que la regarder fixement. J’avais encore dans ma poche un billet d’une livre, reste d’un petit larcin dont je m’étais rendu coupable un peu plus tôt, et je le tendis au chasseur puis je refermai la porte à clé.

C’était exactement le même genre d’enveloppe que m’avait remise à Miami ce mortel dément qui s’était précipité en courant vers moi sur le sable. Et la sensation ! J’avais éprouvé cette étrange sensation au moment précis où mon regard s’était posé sur cette créature. Oh ! mais ce n’était pas possible…

Je déchirai fébrilement l’enveloppe. Mes mains soudain tremblaient. C’était encore une petite nouvelle imprimée, arrachée à un livre exactement comme la première, et agrafée dans le coin supérieur gauche précisément de la même façon !

J’étais abasourdi ! Comment diable cette créature m’avait-elle traqué jusqu’ici ? Personne ne savait que j’étais là ! David ne le savait même pas ! Oh ! il y avait bien le numéro de ma carte de crédit, mais bonté divine, il aurait fallu des heures à n’importe quel mortel pour me localiser de cette façon, même si pareille chose était possible, ce qui n’était pas vraiment le cas.

Et qu’est-ce que cette sensation avait à voir avec tout cela – ce bizarre sentiment de vibration et la pression qui semblait s’exercer à l’intérieur de mes membres ?

Mais je n’avais pas le temps de songer à tout cela. C’était presque le matin !

Le danger de la situation m’apparut aussitôt. Pourquoi diable ne l’avais-je pas vu plus tôt ? Cet être avait très certainement un moyen de savoir où j’étais – même là où je choisissais de me dissimuler pendant le jour ! Il me fallait quitter cet appartement. C’était scandaleux !

Tremblant d’agacement, je me forçai à parcourir cette nouvelle qui n’avait que quelques pages. Les Yeux de la momie, tel était le titre et l’auteur s’appelait Robert Bloch. Un habile petit récit, mais en quoi pouvait-il bien me concerner ? Je pensai au texte de Lovecraft, qui était beaucoup plus long et qui semblait tout à fait différent. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? L’apparente stupidité de cette affaire m’exaspéra davantage encore. Mais il était trop tard pour y réfléchir. Je rassemblai les manuscrits de David et je quittai la suite en me précipitant par un escalier d’incendie pour gagner le toit. Je scrutai la nuit dans toutes les directions. Je ne pus trouver le petit salopard ! Heureusement pour lui. Je l’aurais certainement anéanti sur place. Quand il s’agit de protéger ma tanière pendant le jour, je n’ai guère de patience ni de retenue.

Je m’élevai dans les airs, parcourant les kilomètres avec toute la vitesse dont j’étais capable. Je descendis enfin dans un bois couvert de neige loin, loin au nord de Londres et là je creusai ma tombe dans la terre gelée comme je l’avais déjà fait tant de fois.

J’étais furieux d’y être obligé. Positivement furieux. Je m’en vais tuer cet enfant de salaud, me dis-je, où qu’il puisse être. Comment ose-t-il me poursuivre et me fourrer ces récits sous le nez ! Oh ! oui, je vais faire ça, je le tuerai dès que je l’aurai attrapé.

Mais là-dessus la somnolence me gagna, l’engourdissement et très bientôt plus rien ne compta…

Une fois de plus je rêvais, et elle était là, allumant la lampe à huile et disant : « Ah ! la flamme ne te fait plus peur…

— Tu te moques de moi », dis-je misérablement. Je sanglotais.

« Ah ! Lestat, tu as une façon de te remettre terriblement vite de ces crises cosmiques de désespoir. Tu étais là à danser sous les lampadaires de Londres. Vraiment ! »

J’aurais voulu protester, mais je pleurais et je ne pouvais pas parler…

Dans un ultime sursaut de conscience, je revis ce mortel à Venise – sous les arcades de Saint-Marc – là où je l’avais remarqué pour la première fois – je vis ses yeux bruns et sa bouche lisse et juvénile.

Que voulez-vous ? demandai-je.

Mais la même chose que ce que vous voulez, parut-il répondre.

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